I : Rêve Eveillé
Au commencement était le rêve. Celui d’Utelo, découvrant le titre "Lost in Metropolis" à l’arrière d’une voiture après une nuit d’ivresse : le jeune chanteur aussi passionné de culture médiévale que de musique électronique se laisse envoûter par l'hymne emblématique d’Oil 10 (aka Gilles Rossire) dont la voix vocodée et la rythmique pesante auront été jouées sur les scènes de Londres à Wroclaw, séduisant le public exigeant de la constellation dark electro. Une première rencontre a lieu bien des années plus tard, un peu par hasard, à la faveur d’un échange d’objets steampunk, un genre qui hybride futurisme et technologie rétro et dont les deux artistes sont férus. De son côté, Utelo est devenu le frontman d’UB°K, un trio mêlant chant mongol et instruments médiévaux. Gilles avait déjà repéré la voix singulière et protéiforme d'Utelo grâce aux réseaux sociaux : un timbre rauque et une maîtrise du chant diphonique, un art appris en autodidacte et cultivé auprès de maîtres d’Asie Centrale. Un live suffira à conquérir Rossire. Car malgré une discographie très instrumentale, le compositeur/producteur a toujours succombé aux voix de caractère, de la pop au bel canto, et sa playlist idéale est truffée de chansons. Et s’il tenait là enfin l’occasion de lancer ce projet chanté dont il a toujours rêvé ? Une idée qui séduit aussitôt Utelo. Reste à définir le territoire d’une coopération, une quête inédite et au long cours.
II : Légende
Le terrain d’entente se trouvera dans un ailleurs qui hante les nuits de Utelo depuis près de quinze ans. A la fois épopée, quête mystique et description de la vie quotidienne d’un peuple mystérieux, les Mneluins, nombre de ses rêves racontent un univers singulier. Un monde ancestral en communion profonde avec la nature et dont il n’avait jamais entendu parler avant qu’il ne tisse en son sommeil une tapisserie de visions tour à tour monumentales et intimistes. Lorsqu’une langue avec ses sonorités âpres et sa propre syntaxe s’impose à lui de manière spontanée et sans qu’aucune origine connue ne puisse en être attribuée, Utelo comprend qu’il est devenu, comme malgré lui, le messager d’un peuple, d’une culture dont absolument tout reste à découvrir. Quant aux raisons de cette transmission, elles ne sont pas le moindre des mystères. Avec Bakibal, Utelo a enfin trouvé un medium pour à son tour communiquer les traces de ce monde obsédant. Commencent alors des allers-retours entre les deux hommes, moins jam sessions que brain storming. A l’origine du projet, Rossire veut puiser dans ses propres influences mais sait bien qu’il lui faudra se démarquer des habitudes créées par près de trois décennies de composition et de production solo. Plus qu’un pas de côté, il sent très vite la nécessité d’une exploration en territoire inconnu. Et cette fois, il ne sera pas seul : tant la voix d’Utelo que son univers impliquent l’aventure d’un son nouveau. Comment donner vie aux visions du chanteur-écrivain sans verser dans la tentation de la BO virtuelle ? Afin de ne pas réduire son propre processus créatif, Rossire propose de ne pas connaître le détail des textes d'Utelo. Un pari qui le sentraîne vers des ailleurs insoupçonnés.
III : Hybridation
Réduire les différences pour associer deux mondes qui ne demanderaient qu’à s’affronter, tel est le défi à relever par les deux créateurs. A l’instar de la révélation Mneluin vécue par Utelo, le travail de composition et de production de Rossire se dévoile à lui-même au gré de ses expérimentations. Des dizaines de pistes, structures échevelées ou simples boucles, voient le jour avant de disparaître aussitôt, pour renaître ici et là sous une autre forme. Au fil des mois, les pistes tour à tour élégantes et épiques de Rossire se parent des parties vocales d’Utelo. Parfois ce sont les plages vocales du chanteur qui inspirent au synth wizard des harmonies et arrangements sophistiqués, quand il ne sample pas les sessions de percussions d’Utelo. Il faut parfois guider le chanteur : tant sa formation que ses influences le rendent plus à l’aise dans l’improvisation. De son côté, Rossire doit apprendre à intégrer la magie de l'instant à son univers de machines. Une longue et patiente collaboration où l’évidence de compositions hybrides émerge bientôt : clarinette, flûte, arrangements de cordes, guimbarde et une kyrielle de percussions s’invitent parmi le chœur électro. A la liberté onirique d’Utelo répondent les harmonies exigeantes et la production foisonnante de Rossire. Moins œuvre linéaire que mosaïque, le monde de Bakibal s’épanouit enfin dans notre réalité, au gré de syllabes dont le tranchant semble vouloir déchirer le voile surnaturel qui les abrite encore, le temps qu’un public plus nombreux en prenne connaissance. Ici, des instruments rares texturent les chansons d’un pigment organique, des pulsations électroniques rythment un voyage à travers la canopée. Là, Bakibal juxtapose envolées épiques et moments intimistes. Et toujours, la voix d'Utelo marquante avec son alliage de puissance brute et de charge émotionnelle tout juste contenue. Ce chant entêtant allié aux ambiances éclectiques délivre le duo Bakibal de toute comparaison réductrice et lui accorde une singularité définitive que personne ne viendra lui contester.
[Erik Wietzel]
Interview Obsküre — janvier 2018
par Sylvaïn Nicolino
Utelo : De mon côté ce n'est pas uniquement l'aspect sonore qui a joué. Nos chants sont en Mneluin, une langue qui appartient au monde dont ils parlent. Bakibal est le premier mot de cette langue que j'ai entendu clairement, son origine. Lorsque la question du nom du projet s'est posée il était évident pour nous deux qu'il fallait un terme Mneluin facile à identifier. Du coup le hasard a bien fait les choses : pour des raisons différentes, le nom Bakibal est devenu pour nous une évidence. Obsküre : De quand date votre rencontre ? U : Il y a eu plusieurs rencontres en fait. La première, la virtuelle, date de Myspace. C'est dire si ça fait loin ! Le fan d'Oil 10 que j'étais avait voulu tester sa chance en écrivant à l'homme derrière la machine, et suite à cela nous avons gardé ce lien via les réseaux sociaux. Quelques années plus tard, nous nous sommes rencontrés physiquement lors de la vente d'un bric-à-brac d'objets dont je me séparais. Puis il y a eu la rencontre artistique ; UB°K commençait à exister, j'ai invité Gilles à un de nos concerts et c'est suite à cela qu'il m'a proposé de faire des essais. S'il faut une date : c'était le 3 Octobre 2013 !
G : C'est précis ! De mon côté j'ajouterai que j'ai été intrigué par une vidéo dans laquelle Utelo s'était enregistré en train de chanter sur un film de lui-même jouant de la guimbarde pour arranger un morceau à lui tout seul. Jusqu'ici je le voyais sur des thèmes très acoustiques, d'inspirations médiévales ou ethniques ; or je découvrais là quelqu'un qui pouvait bidouiller quelque chose pour obtenir un résultat un peu décalé mais pertinent, amusant aussi, bref : une ouverture d'esprit qui m'a immédiatement séduit. C'est à ce moment-là que l'idée d'une collaboration s'est formée dans mon esprit. Si je n'avais vu son travail que dans le contexte d'un concert traditionnel, je n'aurais probablement pas proposé cette aventure électronique à Utelo. Obsküre : Vous fonctionnez comme un duo et on a peine à dire si c'est la suite d'Oil 10 (les nappes synthétiques, la modernité et la noirceur) ou le prolongement d'UB°K (voix qui porte, grâce des percussions et large éventail d'instruments traditionnels) : c'est une véritable symbiose que vous vivez ? U : Si par symbiose tu veux dire que nous sommes très différents mais que nous marchons ensemble et à notre rythme dans la même direction, oui c'est tout à fait ça ! Pour moi Bakibal est beaucoup plus intime qu'UB°K car il relate des histoires qui me suivent depuis des années. C'est une sorte de voyage intérieur, une mise en abîme, là où UB°K veut embrasser l'horizon du monde extérieur. Pour moi il n'y a pas de lien entre les deux projets.
G : Bakibal n'est pas une suite d'Oil 10 tout simplement parce que composer des chansons ou des instrumentaux sont deux approches très différentes, bien plus que je ne l'imaginais. Je rêvais de créer un projet chanté depuis bien avant Oil 10, mais le moment venu il a fallu remettre en question pas mal d'habitudes et revoir ma manière de composer. C'était un peu le but aussi, donc je suis ravi ! Après, je n'ai pas changé de cerveau entre les deux projets et il y a nécessairement des recoupements, il serait absurde de les nier. Nos expériences respectives sont des atouts qui nous permettent de construire ce projet un peu fou. En fait, je crois que nous avons une chance extraordinaire : avoir des goûts communs qui forment un socle solide pour se retrouver mais qui constituent aussi une passerelle pour s'aventurer dans les univers radicalement différents de chacun. Obsküre : La création du projet ne peut se faire sans la construction par des mots d'un univers cohérent. Comment composez-vous ces données contextuelles ? U : Tous les textes sont en rapport avec les Mneluins et le monde dans lequel ils vivent ; chaque morceau est comme une pièce de puzzle ethnologique qui nous donne un aperçu de ce monde au travers de leurs rites, de leurs croyances, de leur vie quotidienne, le tout dans leur langue d'origine. La majorité des chants relate une part de leur mythe fondateur, qui met en scène l'Arbre Kadou, leur esprit tutélaire, et un jeune homme qui sert de relais entre cet esprit et les Mneluins. Je ne fais qu'écrire ce que racontent ces histoires, telles que je les perçois.
G : Utelo m'a proposé son univers onirique et l'idée m'a immédiatement emballé. Mais j'ai rapidement choisi de ne pas en savoir trop car je ne voulais pas tomber dans le travers de l'illustration musicale d'un texte. Il nous fallait trouver un espace commun, cohérent mais mystérieux aussi, une sorte de zone fantôme qui nous permettrait de développer au maximum nos appétits créatifs tout en se surprenant l'un l'autre. Partir sur une histoire rigoureuse à mettre en musique constituait un piège. Trop facile, trop formaté. Je voulais vraiment rester dans ce contexte onirique de départ, où tout peut arriver pour nous aussi... Obsküre : Du Dead Can Dance en première reprise, ça donne une ouverture vers de multiples possibles. Qu'est-ce que ce groupe a représenté pour chacun de vous deux ? G : J'ai réellement découvert et apprécié DCD à la sortie de Within the Realm of a Dying Sun [NDLR : sorti en 1987]. C'était un choc énorme, une surprise, la découverte d'un univers, d'un son qui semblait pour la première fois réunir tout ce que j'aimais dans la musique pop/rock/electro (pour faire très large). Un chant exceptionnel, tant Perry que Gerrard, une dramaturgie gothique jamais kitsch, une ampleur rare dans la compo et des arrangements bouleversants qui n'hésitent pas à aller jusqu'au bout d'une inspiration sans faille. Leur parcours également est riche d'explorations, de tentatives foisonnantes sans craindre jamais de perdre leur identité. Le choix de cette reprise est arrivé un peu par hasard pendant une session de travail avec Utelo et sa réalisation a été très fluide pour lui comme pour moi. Une parfaite illustration de ce qui nous rassemble.
U : Dead Can Dance a été une ouverture sur le monde de la musique (gothique, mais pas uniquement) lorsque j'étais adolescent, et je me souviens encore de mon étonnement en découvrant les différences d'ambiances portées par les albums que j'ai pu écouter alors chez mon frère : je me disais : « Mais il va où ce groupe ? », je ne comprenais pas. Et en même temps, je ne pouvais pas rejeter cette musique qui me fascinait, qui me faisait écouter des sonorités de musique médiévale avant même que je ne sache que ça existe. Quant aux voix... soyons honnêtes, j'ai une grande sensibilité pour les voix de femmes qui montent haut. La voix de Brendan Perry ne m'avait pas marqué alors, mais j'ai pu l'apprécier depuis et lorsque Gilles m'a proposé ce morceau j'étais fou d'enthousiasme ! Obsküre : Lorsqu'on lit vos intentions, on constate que Bakibal ne pourra pas s'étoffer comme un groupe traditionnel. Quels types de scènes entrevoyez-vous ? Des rencontres et des partages nouveaux vont sans doute émerger. Le projet se nourrit-il de ces explorations possibles ? U : Bakibal évolue selon son propre tempo et nous avec, les yeux grand ouverts sur ses potentialités. Il l'a déjà fait suite à nos rencontres créatives avec Christopher Mark Perez, Julien Gueudry, Marc Delain et Erik Wietzel, il le fera encore à l'avenir, c'est certain ! Pour ce qui est des scènes, nous cherchons encore le meilleur moyen de transmettre notre univers. Nous ne serons pas le premier duo électro-chant mais au-delà de la musique, nous avons tout un monde esthétique à déployer.
G : Oui, dès le départ Bakibal n'est vraiment pas un projet très conventionnel et on continue en travaillant au gré de notre inspiration, de nos envies... Maintenant que le premier album est bouclé, on souhaite lui offrir une publication à la hauteur de notre enthousiasme ! D'autres chantiers sont en route, de nouvelles rencontres aussi... Une belle année se profile. Nous ne sommes pas pressés et, surtout, nous sommes libres !
Gilles Rossire
Homme orchestre et synth wizard autodidacte, Gilles Rossire aka Oil10 livre depuis deux décennies une discographie singulière où le synthétiseur règne en maître sur un monde de timbres intemporels. Mais les longues plages indus ou ambient mâtinées de parenthèses dancefloor qui ont fait son succès ne constituent qu’une partie de son parcours et de son éducation musicale. Tant les voix fortes que les arias imparables ont toujours eu sa préférence. Ce n’est pas un hasard si vocoders et chants synthétiques ont fait leur apparition dès le 2e album Oil10 et qu'il s'associe aujourd'hui avec le chanteur Utelo pour créer le projet Bakibal.
S’il a composé des BO dès que l’opportunité s’est présentée, c’est parce que l’image est son autre passion. Moins une rivale qu’un mode d’expression complémentaire : Rossire a ainsi composé les visuels de ses albums et réalisé la plupart de ses clips. Le monde du cinéma fut d’ailleurs longtemps sien : il a travaillé dans les effets spéciaux, modelant des créatures fantastiques, premier écho d’un univers intime traversé par un mélange d’enchantement et de ténèbres dont Bakibal prolonge aujourd'hui l'exploration. En 2018, il réalise son premier film d'animation pour le clip "O Giblan Abakibal".
Utelo
Utelo débute le chant en 2008 lors d’un stage de musique médiévale organisé par la compagnie Rotruenge. Il entrevoit alors la richesse du répertoire et poursuit sur cette voie en prenant des cours au Centre de Musique Médiévale de Paris et à la MJC de Ris Orangis. Il suit aussi des masterclass avec K. Hoefener, F. Orozco, R. Zosso, H. Decarpignies et chante dans des ensembles tels que Quarte & Graal. En 2010 Utelo commence à étudier le chant diphonique et le chant de gorge dits « khoomei », art du chant traditionnel d'Asie Centrale. Ce travail se fera en autodidacte durant deux ans en parcourant l’étendue des styles touvas et mongols tout en menant ses propres expériences. Il initie ensuite le trio UB°K avec Bujee (Morin-khuur) et Khristowf (Organetto) où il chante et joue des percussions. Il étudie aussi auprès de maîtres de renom (Tserendavaa, Odsuru, Hosoo, Tran Quang Hai, Nikolay Oorzhak).
C'est à la suite d'un concert d'UB°K que Gilles Rossire (aka Oil 10) propose à Utelo de travailler sur un projet commun. Ainsi naît Bakibal. L'occasion de concrétiser des concepts qui le hantent à travers le chant bien sûr, mais aussi l'écriture, la confection d'artefacts et le tatouage.